En janvier dernier tombait la date butoir pour l'envoi d'une demande de contribution financière auprès d'une fondation importante (que je ne nommerai pas pour l'instant).
Quiconque a déjà vécu une situation similaire peut déjà s'imaginer le nombre d'heures de travail que représente la finalisation d'une telle demande (entre les lettres de motivation, les dossiers de présentation, les budgets, les plans de financement, les statuts d'association, etc.) et quiconque a déjà finalisé de telles demandes sait déjà, tout comme moi, que son travail ne sera probablement jamais rémunéré, et qu'il faut parfois se battre avec soi-même pour se convaincre que ce ne devrait pas être une fatalité.
Toute création artistique (et c'est particulièrement vrai dans le monde des arts vivants) est soumise à l'approbation d'une commission chargée de délivrer des soutiens financiers (pour autant, bien sûr, qu'on cherche à produire sa création dans un contexte politico-culturel subventionné). Par extension, tout artiste est donc dépendant des décisions d'une personne, ou d'un groupe, vis-à-vis de son travail ou de ses intentions de travail. Ainsi, bien que l'on appose généralement sur une compagnie de théâtre l'adjectif indépendante (au sens où elle ne serait pas sous l'autorité directe d'une institution publique), la réalité est sensiblement différente: si vous êtes à la tête d'une compagnie de théâtre qui cherche à faire ses créations dans des lieux subventionnées, vous n'êtes pas réellement indépendant.
Vous êtes bien sûr libre de faire ce que bon vous semble, en terme de désirs de création. Mais la question de savoir si oui ou non vos désirs deviendront une réalité, salariée qui plus est, est tout autre. Car il faut bien se l'admettre: bien que les artistes sur scène soient très certainement la raison première qui explique la présence d'un public dans la salle, ces premiers et ces premières se trouvent, à titre individuel, au dernier échelon du système culturel publique, c'est-à-dire qu'ils ou elles n'ont pratiquement aucun pouvoir réel sur les décisions qui sont prises sur leur travail.
Il existe un pouvoir intrinsèque aux compagnies indépendantes, et ce pouvoir se trouve d'abord dans leur collectivité, qu'elle soit encore hypothétique ou à l'œuvre en ce moment. En tant que collectif, les compagnies de théâtre suisses, et donc les artistes en leur sein ou à leur tête, ont le pouvoir potentiel d'influencer, même légèrement, des prises de décision politiques. Ce pouvoir reste encore relativement passif, et ne trouve son accomplissement le plus pérenne que dans la longue durée. Et en attendant, comme on dit, il faut bien vivre. C'est-à-dire que, à moins que l'on ne soit rentier, des questions aussi ennuyeuses pour certains que la nécessité de payer ses factures sont des questions cruellement matérialistes et inlassablement inévitables. Donc, en attendant, il faut bien faire quelque chose, travailler comme on peut, se plier aux humiliations quotidiennes des ORP (seul-es ceux et celles qui n'ont jamais eu à s'inscrire dans une ORP pour un temps indéterminé vont vous dire qu'il n'y a rien d'humiliant à cela). Et surtout, se plier aux exigences rigides des fondations culturelles.
J'en étais donc à finaliser cette demande de janvier, quand je décidai de contacter cette fondation par téléphone pour leur demander des précisions concernant tel document. Il s'avérait justement que le délai butoir tombait un samedi, ce qui m'avait un peu étonné mais cela arrive aussi ailleurs. Lorsque j'eus une employée au téléphone, nous étions vendredi, jour précédant la date butoir. Le dossier était pratiquement prêt, si ce n'est quelques détails à régler. J'appris alors de la part de cette employée (avec un ton particulièrement condescendant mais ça, j'ai envie de dire, c'est le pain quotidien) qu'il fallait impérativement que le dossier leur parvienne ce vendredi, et non pas le lendemain, vu qu'il n'y aurait personne pour le recevoir un samedi. Étant à ce moment hors de chez moi, je savais qu'il ne me serait pas possible de le rendre à temps. Il aurait fallu rentrer chez moi, tout préparer dans la précipitation, puis courir jusqu'à Lausanne pour le déposer en main propre avant la fermeture de leur bureaux (c'était l'après-midi, j'avais déjà largement dépassé la levée du courrier matinale). Je fis donc remarquer à l'employée du téléphone que ce n'était pas possible, malgré ses menaces de me voir refuser le droit de déposer ma demande.
Dans ce cas, ce que l'expérience m'a appris, c'est qu'il faut toujours s'écraser. Du moins, en apparence. Les gens qui travaillent dans ces fondations, comme je l'ai appris à mes dépens, sont assez susceptibles. Si vous vous révoltez, suivant comment vous gérez votre révolte, il se peut que, comme on dit, vous soyez "grillé.e" indéfiniment. Je pense qu'il serait exagéré de penser que votre carrière est compromise, mais disons que, dans un futur proche et moyennent lointain, on ne vous oubliera pas si facilement.
En ce qui me concerne, j'ai reçu l'aimable autorisation d'envoyer mon dossier quand même, avec une lettre en retour me disant qu'exceptionnellement mon dossier serait soumis pour évaluation à la commission culturelle. À ce stade, je n'ai, évidemment, aucune garantie que ma création recevra une subvention. Je sais juste que mon dossier ne finira pas tout de suite à la poubelle (j'espère au moins que c'est la poubelle pour le papier).
Aujourd'hui, je peux le dire, ma demande a été refusée. Il semblerait que nous ayons eu la mauvaise idée de tous et toutes vouloir nous faire subventionner en même temps, ce qui est visiblement une plaie pour toutes les fondations qui se retrouvent débordées. J'ai, pour ma part, une solution à ce genre de problèmes. C'est une solution tellement simpliste que, dès que vous l'émettez dans l'espace publique, il y aura toujours un ou une amie avec des pulsions libérales pour la récuser: il faut juste augmenter le budget de la culture.
Bien sûr, à ce genre d'arguments s'ajoutent généralement une suite de contre-arguments divers, dessinant l'étoffe d'un débat plus large autour de l'importance ou non de la culture. Mais, à mon sens, là n'est pas la question. Pour revenir à ce que j'évoquais dans ma précédente chronique, la question est plutôt de savoir quelles conditions de vie nous voulons offrir à ceux qui travaillent dans les milieux socio-culturels. En l'état, ces conditions se détériorent, c'est un fait. Et si le nouveau gouvernement au Conseil d'État de Vaud voulait faire preuve d'honnêteté, il aurait le choix entre prendre action ou avouer qu'il se fiche complètement des souffrances des artistes. Au moins, nous serions quittes de devoir nous lester d'un faible sourire dans l'espoir de ne pas nous faire griller.
Cependant, je pense qu'il existe, à mon sens, un autre pouvoir capable d'influencer les conditions de vie des artistes. Et ce pouvoir c'est le public, car c'est avant tout pour lui, aussi indéfinissable soit-il, que les théâtres programment des spectacles. Et ce public, c'est moi, c'est nous, ou quiconque est en état de recevoir une œuvre, aussi subversive, populaire ou, peut-on entendre, inutile soit-elle. Mais pour qu'un tel pouvoir puisse s'exercer, il faudrait encore trouver les moyens de se mettre d'accord et ça, ce n'est pas tout ce qu'il y a de plus gagné. Il faudrait aussi pouvoir s'entendre sur ce qu'est une œuvre d'art, au final. Je ne dis pas, et j'insiste, à quoi cela sert ou si c'est essentiel ou pas. Je dis juste ça: qu'est-ce que c'est ? Ça peut paraître simpliste. Pourtant, quand je lis parfois des critiques d'art dans des journaux locaux, je me dis que ce n'est pas si bête comme question. Alors, qu'est-ce que c'est ? De mon côté, je trouverai bien une réponse quelque part dans ma tête, un de ces jours.
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