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sauver l'art ou les artistes

En 2020, lorsque les premières mesures de fermeture sont arrivées et que nous nous sommes tous et toutes plus ou moins retrouvées dans une forme inattendue d'isolement, il n'a pas fallu longtemps aux artistes, technicien.nes et autres employés sans contrat fixe du domaine de la culture pour comprendre qu'ils ou elles seraient probablement, dans un premier temps variable, mis à l'écart.


Je sais que, pour certains, cette mise à l'écart se discute. C'est-à-dire que, à minima, on pourrait même avancer que les artistes n'ont pas été mis à l'écart, en tout cas pas au sens d'une exclusion consciente d'un groupe au profit d'un autre. J'ai lu ou entendu parfois des arguments de ce genre, avec un ton qui insinue que, des pots cassés, il y en aura toujours, et que ma foi, c'est la vie, c'est comme ça (sans oublier les inévitables sous-entendus concernant la faculté inépuisable des artistes à se plaindre et à se croire au centre du monde). Bien sûr, ce genre de commentaires est obscène et il ne prend pas en compte le fait qu'il n'est pas besoin qu'une exclusion soit consciente pour qu'elle existe. Mais ce n'est pas vraiment ce qui me travaille en ce moment, puisque si une personne pense réellement ce genre de choses, je ne vois pas, en général, l'intérêt d'essayer de la convaincre (par paresse ou par abandon).


Non, ce qui me travaille se trouve légèrement ailleurs.


Lorsque les premiers signes d'exclusion se sont fait sentir (par exemple le simple fait que les soutiens pour les entreprises culturelles, c'est-à-dire les compagnies de théâtre indépendantes, n'arrivaient pas), des premières campagnes de sensibilisation à la condition des artistes et artisan.es de la scène se sont mises en place et propagées, que ce soit dans la rue (tant que cela était possible) ou sur internet (relayé parfois par quelques journaux locaux). Des phrases telles que La culture lutte ou La culture est mon métier commencèrent à circuler sur les photos de profil, les publications de tel ou tel réseau, ou sur des pancartes en carton, des feuilles en papier qu'on tient à bout de doigts et qu'on photographie, etc. Et puis, enfin d'autres phrases, telles que La culture est essentielle, voire même Ne laissez pas mourir la culture. Et c'est à partir de là que je me mets à me poser des questions, des questions du genre: la culture peut-elle vraiment mourir ?


À ce stade, peut-être que d'aucuns préméditeront un peu vite où je veux en venir et diront que je m'apprête à couper des cheveux en quatre devant ce qui s'apparente, de toute en évidence, à un désir compréhensible de créer des slogans, des phrases-chocs, conçues dans le but salvateur (et je le dis sans ironie) de sensibiliser une partie de la population. À cela, je dois dire que je n'ai pas vraiment d'objection. Les luttes sociales sont avant tout des luttes. Et pour se faire entendre et se faire relayer, l'usage des mots a depuis toujours été, semble-t-il, un outil de prédilection.


Seulement (et c'est dans mes obsessions je suppose), je ne peux m'empêcher de m'arrêter sur certaines de ces phrases et de réfléchir dans mon coin à ce que cela engendre comme nouvelles velléités articulatives du langage. En bref, réduire une réalité à quelques phrases bien senties n'est jamais sans conséquences sur cette réalité. Et ce d'autant plus si l'usage de ces phrases se répand sur les pages d'un journal, sur les lèvres d'une conversation, dans l'air alourdi d'une salle de conférence de presse.


Je reviens donc à cette question: la culture peut-elle mourir ? Cela dépend ce que l'on entend par culture. Si on entend par culture, une sorte d'entité autonome qui aurait une existence propre et évanescente, alors, évidemment, je dirais que la réponse est non, puisque la culture n'existe pas (tout comme, dans leur sens absolu, la patrie, le devoir, la famille, l'honneur, l'identité nationale). Si par culture, on entend un ensemble de pratiques et de moyens indissociables de l'être humain, alors, évidemment, ça se discute.


Ce qui me frappe souvent, dans un pays comme la Suisse (mais cela se retrouve de façon similaire dans d'autres pays occidentaux), c'est de constater à quel point l'art, ou plus généralement la culture, est réduite à son produit final, à savoir l'œuvre en tant que telle (aussi intangible soit-elle) et qu'elle est souvent séparée de celui ou celle qui a mis une panoplie de moyens en mouvement pour la créer. D'un point de vue esthétique, je peux l'accepter. Après tout, on peut tout à fait lire un livre sans rien savoir, ou presque, de son auteur ou son autrice, et vivre une expérience profonde, qu'elle soit d'ordre esthétique, sensorielle, voire même amoureuse. D'un point de vue social (ou devrais-je dire sociologique ?), les conséquences d'une telle séparation est plus prosaïque: cela revient à placer l'artiste ou l'artisan.e de la culture hors du monde du travail. En d'autres termes, séparer l'œuvre de celui ou celle qui l'a produite, c'est effacer la notion de travail derrière toute production artistique.


J'avais déjà dit dans une précédente chronique écrite au Caire à quelle point l'idée d'une œuvre artistique née du néant, sous l'égide d'une soi-disant inspiration venue du ciel, était éloignée de la réalité. Aujourd'hui, je vais plus loin et rajoute que cet éloignement de la réalité n'est pas un simple malentendu. Ses racines sont profondes et rejoignent d'autres racines, tous et toutes prises dans un formidable réseau, né de nos trahisons quotidiennes envers le langage et nos façons de l'adapter à nos désirs plutôt qu'aux visages du réel. Et le réel, dans toute sa nudité, me murmure ceci (oui, j'ai la prétention de penser qu'il me parle): ce n'est pas l'art qui meurt, ce sont les artistes.


Et c'est ceci que j'ai envie de rappeler aujourd'hui, deux ans après le début des complications: lorsqu'une demande de soutien COVID est rejetée, ce n'est pas l'art qui en souffre le plus, c'est la personne derrière qui se demande comment elle va payer son loyer. Lorsque des calculs de boutiquiers sont réalisés, au dépend du besoin des gens, ce n'est pas l'art qui se meurt d'angoisse. L'art se porte très bien, croyez-moi. Il ne s'est même jamais porté aussi bien (je parle surtout ici de l'art comme valeur marchande mais ce serait l'objet d'une autre chronique que je ne ferai pas aujourd'hui, j'ai déjà bien assez raclé le fond de ma pensée). Dans un cadre libéral, l'art ne meurt pas. Ce sont ceux et celles qui l'alimentent par leur travail qui meurent (évidemment, puisque ce sont des personnes et qu'elles sont mortelles). Et dans un tel cadre, peu importe qui meurt, puisque nous y sommes tous et toutes aisément remplaçables.


Je connais une chanteuse qui, pour une perte salariale mensuelle de 3000 CHF, a reçu environ 50 CHF de compensation. C'est tellement absurde qu'on pourrait croire que ça a été écrit par Daniil Kharms (ce ne serait probablement pas son meilleur texte, mais bon). Je connais aussi une comédienne qui a dû maintenir son nombre de demandes d'emploi sous la pression de sa conseillère chômage alors que tous les lieux culturels étaient fermés et que nous étions tous et toutes, plus ou moins, au chômage technique. Je pourrais continuer comme ça longtemps. Je pourrais même m'aventurer sur le domaine des assurances maladies, un des nombreux terrains minés de notre pays (dans la même lignée que la vente d'armes à des pays en guerre ou le secret bancaire, j'imagine). Mais, comme je le disais plus haut, je sais bien que je ne vais pas faire changer d'avis quelqu'un qui s'est déjà faite son opinion sur les petites choses de la vie.



Ce que je peux dire, encore une fois, c'est que les mots ont un sens et que, malgré les manipulations les plus crasses, ils ne vont pas magiquement lisser une réalité crue.


Les théâtres ont rouvert, me dit-on souvent, c'est donc que c'est reparti pour vous, non ? Je pourrais répondre, cyniquement, que c'est reparti comme en 40 et donc que le pire ne fait que commencer. Les théâtres (les institutions, j'entends) se débrouillent tant bien que mal et continuent leur petit chemin. Celles et ceux qui y travaillent gardent pour l'instant leur emploi (en surmenage, au bord de la crise de nerf mais, quoi, ils devraient être contents d'avoir du travail, non ?) Mais pour toutes celles et ceux qui ont toujours travaillé sous contrat à durée déterminée, je dirais que la fête est moins folle.


Et qu'est-ce qu'on peut faire alors ? Je ne sais pas, rien, peut-être. Ou alors tout refaire, redéfinir ce que cela veut dire d'être au monde, et laisser tomber définitivement le modèle libéral. Ou commencer par se rappeler les mots de la fin du Joli mai de Chris Marker, un des plus beaux films du monde:


Tant que la misère existe, vous n'êtes pas riche.

Tant que la détresse existe, vous n'êtes pas heureux.

Tant que les prisons existent, vous n'êtes pas libre.






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